Dans cet article, Krimmel-Morrison et al. ont interrogé 15 médecins spécialistes des soins primaires, pour explorer les interactions et influences entre construction et/ou préservation de la relation de soins (voire de l’alliance thérapeutique) et raisonnement clinique. Ce dernier est défini comme un processus, ou un ensemble de processus, visant à prendre des décisions tournées vers l’action, en vue de résoudre un problème de santé. 
 
Si sur le plan des apports théoriques relatifs au raisonnement clinique, la portée de cet article est à mon sens limitée, il rappelle en revanche, si besoin en était, la place centrale de ces processus dans la pratique médicale et les impacts majeurs qui en découlent.
 
Pour leur travail, les auteurs se sont basés sur une approche par théorisation ancrée, et ont ainsi choisi de ne pas s’appuyer sur un cadre théorique défini parmi ceux publiés autour du raisonnement clinique. C’est un choix discutable, qui peut être considéré comme une faiblesse du travail, puisqu’il implique d’ignorer le champ théorique déjà existant et pourtant riche sur le raisonnement clinique. Par conséquent, il les amène à considérer qu’un résultat majeur de leur travail est de mettre en lumière que le raisonnement clinique est un processus contextualisé. Or, des cadres existants du raisonnement clinique comme les travaux de Higgs ou encore la modélisation proposée par Charlin et al. permettent déjà d’analyser le raisonnement clinique comme un processus mis en œuvre dans et influencé par un contexte donné. 
 
Les résultats de l'étude pourraient être perçus comme d’une évidence éclatante, du moins, pour un professionnel des soins primaires dont c’est le quotidien : dans le cadre d’une relation de soins ambulatoire, construite dans la durée, et où l’autonomie et la possibilité de choisir de la personne soignée sont inhérentes au cadre de soins, les médecins (i) prennent en compte l’expérience du patient, ses préférences et ce qu’ils connaissent de son parcours tant de santé que personnel, (ii) doivent prendre position entre deux pôles parfois opposés que sont les données biomédicales et la prise en compte de la perspective du patient, et (iii) se situent dans un maillage autour du patient où d’autres intervenants peuvent impacter le soin, que ce soient des professionnels de santé ou des proches ou encore la communauté. 
 
Pourquoi disais-je que cela pourrait être d’une évidence éclatante ? Tout simplement parce que si l’on reprend les principaux cadres de définition de la médecine générale, les notions de continuité, d’approche intégrée, de pratique collaborative et centrée sur la personne y sont fondamentales. À la lumière de ces éléments, le travail de Krimmel-Morrisson et al. montre, de façon intéressante, la façon dont les processus de raisonnement clinique interagissent avec la mobilisation des compétences professionnelles en vue de résoudre un problème dans une situation donnée. Malheureusement, les auteurs ne l’abordent pas de façon aussi explicite. Toutefois, ils suggèrent l’intérêt de réaliser un travail similaire dans d’autres contextes de soins, notamment de soins secondaires ou tertiaires.
 
Les résultats de tels travaux seraient particulièrement intéressants, notamment parce qu’encore aujourd’hui, les recommandations de bonne pratique à destination des professionnels des soins primaires, et les données sur lesquelles elles s’appuient, sont trop souvent produites par des professionnels de second voire troisième recours, s’inscrivant bien plus dans une approche «?centrée maladie?». Or, ignorer le poids du contexte, de l’importance d’une approche globale et «?centrée patient?», de la complexité et de l’incertitude dans la prise de décision et, de facto, dans les processus de raisonnement clinique qui la sous-tendent, dans un exercice professionnel dont ces éléments sont des caractéristiques fondamentales, participe probablement, si ce n’est certainement, à l’échec d’implémentation de nombreuses interventions et, au-delà, de recommandations de bonne pratique clinique complètement décontextualisées, centrées sur une maladie. 

Des travaux comme celui-ci appuient l’importance de comprendre les processus de prise de décision et de raisonnement clinique, et de les prendre en compte dans toute leur richesse et leur complexité, pour transformer les pratiques des professionnels de santé.