Perspective : un pavé dans la mare de la pédagogie ? Pas si sûr...

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En ces journées de grosses chaleurs, quoi de plus agréable que les éclaboussures fraîches provoquées par un énorme pavé jeté dans la mare de la pédagogie des sciences ? Le pavé, nous l'avons déniché dans un article publié en 2006 par Kirschner, Sweller et Clark, dans la revue Educational Psychologist. Mais en ces temps de post-coupe du monde de football, il est important de se méfier de l’éclat des grands joueurs et de regarder leurs statistiques de temps passé à caresser la pelouse avec leur dos plutôt qu’avec leurs pieds. Donc, avant de partir en vacances et pour garder le cerveau critique vis-à-vis des photos retouchées des magazines people, pourquoi ne pas suivre le débat créé depuis 2006 par l’article de Kirschner et al .?

Un débat à propos de l'article « Pourquoi le guidage minimal durant l’apprentissage ne fonctionne pas : une analyse de l’échec de l’enseignement constructiviste, par la découverte, par problèmes, expérientiel et du questionnement »

Dans leur article, Kirschner, Sweller et Clark argumentent qu’aucune étude n’a prouvé le bien-fondé de la pédagogie par la découverte et des méthodes qui en découlent, notamment l'apprentissage par problèmes (APP), développé en particulier en pédagogie médicale). Ils accusent ces méthodes constructivistes de ne fournir qu’un guidage minimal contre-productif, allant à l’encontre des théories de la charge cognitive. Pour eux, le fait de devoir se poser des questions sur des problèmes génère une charge mentale trop importante et en inadéquation avec un objectif d'apprentissage de connaissances nouvelles. Ils encouragent donc les formateurs à s'appuyer sur "l’effet de l’exemple résolu" pour fournir un guidage important et adapté, en particulier, aux novices. Pour cela, les auteurs recommandent de donner directement la solution ou la manière de trouver la solution aux apprenants, et non de les laisser trouver la solution par eux-mêmes.

Les réponses des défenseurs de l'APP et de l'apprentissage par le questionnement (en anglais "inquiry learning" ou "IL") nous invitent à prendre de la distance face à un article dont le contenu ferait se retourner plus d'un pédagogue dans sa tombe. Schmidt et al. et Hemlo et al., en décrivant précisément des expériences en APP, soulignent ainsi l'intérêt d’un guidage important, surtout chez les novices, et d'une structuration stricte de l’exercice, dans le but de développer des techniques de questionnement pouvant être exportées dans d’autres activités. Hemlo et al. rapportent également différentes études en faveur de l'APP et de l’IL, prouvant l’efficacité de ces méthodes. Les deux équipes de chercheurs reprochent à Kirschner et al. de regrouper dans le même panier des méthodes très différentes. Schmidt et al. opposent notamment aux auteurs les nombreuses études qui ont démontré l’efficacité de l'APP en médecine. Kuhn, de son côté, appelle à prendre de la distance quant au questionnement sur le "comment", pour se focaliser sur le "quoi".

Le 3e round du débat, qui est celui de la réponse des auteurs de l'article, est l’occasion de constater la grande complexité du domaine des sciences de l’éducation et, en particulier, de l’apprentissage des sciences. Reprenant les arguments de leurs détracteurs, Kirschner et al. mettent en avant l'existence, selon eux, d'un consensus quant au fait qu’un guidage adapté ("scaffolding") est indispensable. Ils défendent fermement leur point de vue concernant l'APP, en arguant qu'aucune étude méthodologiquement valide ne permettrait de prouver l’efficacité des méthodes d’apprentissage par la découverte. Ils demandent à leurs opposants de démontrer que les capacités non techniques (dénommées en anglais "soft skills"), dont les méthodes citées dans l'intitulé de l'article sont supposées permettre l'acquisition, ne pourraient pas être enseignées par un guidage direct. Pour conclure, ils invitent les chercheurs et enseignants à intégrer les dernières données de la science (en 2006, je vous rappelle) sur les théories de la charge cognitive et sur le développement humain. Selon eux, nous parvenons à apprendre facilement, par expérience, notre langue maternelle ou des raisonnements de base, mais l’évolution ne nous permet pas d’apprendre avec autant de facilité les éléments plus complexes, notamment dans le domaine des sciences. Il nous faut, selon les auteurs, un guidage important et direct pour y parvenir.

L'article de Kirschner et al. s'inscrit potentiellement dans une forme de retour de balancier visant à contrer la popularité et la place prise par certaines méthodes dans le paysage de la pédagogie, ce qui doit inviter le lecteur confronté à ce type d'article "révolutionnaire" à la plus grande prudence. Le très populaire et omniprésent test de concordance de scripts connaît d'ailleurs depuis plusieurs années le même mouvement d'opposition, essentiellement sur le plan des idées, avec des arguments parfois susceptibles de laisser dubitatifs les spécialistes des questions d'apprentissage.

Rendez-vous à la rentrée pour remettre le débat sur le tapis !

Chloé DELACOUR
Centre de formation et de recherche en pédagogie des sciences de la santé
Faculté de médecine de Strasbourg

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