L'approche par compétences (2019)

12 mars 2019

L’approche par compétences (APC) est dorénavant déployée dans la plupart des cursus de formation des professionnels de santé. Les facultés de médecine vont connaître cette réforme dans quelques mois. Les IFSI l’ont adoptée il y a près de 10 ans. Qu’en est-il aujourd’hui de l’APC ? Comment construire et améliorer un dispositif de formation basé sur l’APC ?

Intervenants :

  • Pr Jacques TARDIF, faculté d’éducation de l’Université de Sherbrooke (Sherbrooke, Canada)
  • Pr Emmanuel TRIBY, faculté des sciences de l’éducation de Strasbourg (France)
  • Isabelle BAYLE, IFSI de Saverne(France)
  • Florence PARENT, maître de conférences (Bruxelles, Belgique)
  • Pr Jean JOUQUAN, faculté de médecine de Brest (France)
  • Véronique BRUNSTEIN, hôpitaux universitaires de Strasbourg (France)

Récit et synthèse de la journée - moments choisis (par Josiane DAHLEN)

Nous voici donc à la croisée des chemins, où notre être dans son acception entière nous envoie des signaux auxquels nous ne pouvons plus nous soustraire : ceux qui nous indiquent le besoin de reprendre le contrôle de notre mission de formateur et d’enseignant, de professionnel, d’être humain dans son quotidien. S’accrocher à des croyances d’un temps révolu serait vain, contre-productif, voire destructeur de notre système éducatif, de notre système de santé. Les progrès se sont presque toujours inscrits à contre-courant des pensées dominantes.

En cette journée pédagogique du 12 mars 2019 dédiée aux approches par compétences, Jacques TARDIF (Sherbrooke, Canada), nous a dès l’ouverture fait vivre le choix de mettre en œuvre une pédagogie fondée sur les compétences. En nous éclairant sur les étapes-clés, les stratégies, les obstacles et les points de vigilance à considérer, il nous a fourni les moyens de passer collectivement de l’intention à l’action. Il ne s’agit pas de nier les conflits ou d’ignorer les freins, mais de les affronter lucidement, en réunissant des acteurs capables d’organiser dans un premier temps le changement à petite échelle. Ces acteurs, c’est vous, ce sont vos étudiants, vos patients, votre entourage professionnel, votre environnement social. Cette vision sera également largement développée par Florence PARENT (Bruxelles, Belgique) au cours de cette journée.

Selon Jacques TARDIF, la compétence correspond à un savoir-agir complexe qui se développe dans l’action « situante » et située, en mobilisant des ressources internes et externes. Cependant, elle ne saurait être réduite à une addition d’habiletés, mais constitue bel et bien un apprentissage de gestion de situations régulières comme de situations exceptionnelles. Dans cette perspective, l’approche par problèmes représente un outil particulièrement pertinent dans un parcours de professionnalisation, à condition que les rétroactions soient fréquentes, bien conduites et rigoureusement documentées. Sachant que la compétence est une un acte de construction personnelle, elle ne peut être mobilisée que dans l’action, en contexte, dans une situation donnée. Nous sommes loin d’une définition enfermée dans une réductrice taxonomie de Bloom, mais dans une opérabilité où la dimension émotionnelle prend tout son sens, selon Florence PARENT.

Il ne faut pas sous-estimer la difficulté à faire évoluer notre formation vers une approche par compétences, car le conflit de valeurs sous-jacent à la mise en place d’un tel dispositif révèle l’existence d’un véritable problème éthique, tant les niveaux décisionnels sont multiples et interdépendants. Il s’agit bien d’un changement de paradigme pédagogique à considérer sous les trois angles ontologique (nature de l’objet d’apprentissage), épistémologique (nature de la connaissance) et méthodologique. Florence PARENT, à l’issue de son atelier sur le rôle des émotions dans un curriculum de santé, nous en fait la démonstration en proposant une approche systémique, stratégique et méthodologique. Cinq niveaux de débat structurent la réflexion à entreprendre.

Le premier niveau de débat est posé : la médecine est à définir comme une pratique soignante. Il ne s’agit pas d’une science appliquée à l’objet humain. Dans ce contexte, « comment apprendre » est la compétence prioritaire à développer. Apprendre quels contenus et comment ? En partant du réel tel qu’il se présente ! Dès lors, le choix épistémologique doit faire apparaître des processus centrés sur l’agir (sentir et percevoir, même l’invisible), dans une physiologie de l’action. L’agir en santé dépendra donc des situations professionnelles qui seront fonction du contexte, de la culture et des environnements. Le professionnel de santé mobilisera ainsi une macro-capacité multidimensionnelle et située autour du champ des connaissances, du raisonnement, des émotions, des intentions, de l’imagination, ou encore du relationnel. Mais quelle est donc cette santé, si ce n’est une notion singulière, incertaine et propre au vécu subjectif d’un patient ? Impalpable, nous devons pourtant l’apprivoiser, la faire vivre, la sauvegarder pour nos patients comme pour nous-même.

Une définition possible de la compétence, selon Florence PARENT et Jean JOUQUAN, peut donc être formulée ainsi : c’est « un agir (notez l’isomorphisme entre le nom et le verbe !) complexe et singulier qui mobilise, grâce à des capacités de nature sensitive, psychoaffective, cognitive, réflexive, métacognitive, imaginative, sociale et opérative un ensemble de ressources complémentaires pour traiter de façon adéquate des problèmes à l’intérieur de familles de situations professionnelles toujours particulières, complexes et définies au regard de contextes de rôles et de contraintes spécifiques. »

Nous voici projetés dans le 2e niveau de débat, celui de l’épistémologie : quels en sont les déterminants collectifs et individuels dans la pratique professionnelle pour une construction des savoirs dans le cadre d’une approche par compétences ? Florence PARENT et Jean JOUQUAN proposent de nous engager dans une rupture pragmatique en partant d’une cognition incarnée et située, pragmatiste, privilégiant l’énaction et la physiologie de l’action, la reliance entre des connaissances analytiques, critériées et situées, construites en intégrant les apports de l’intelligence artificielle, la linguistique, la philosophie, la psychologie cognitive et les neurosciences.

Le quatrième niveau de débat renvoie à une question d’ordre méthodologique : quelle traduction didactique (passage du métier au référentiel de compétences) et quelle transposition pédagogique (passage du référentiel de compétences au référentiel de formation et d’évaluation) mettre en œuvre ? Le cadre théorique relèvera logiquement de la didactique professionnelle, avec une taxonomie ouverte, intégrant en particulier les capacités imaginatives des étudiants. Mais le pédagogue de santé de demain devra rester vigilant par rapport aux dérives cognitivistes/mentalistes ou managériales qui veulent imposer leurs dogmes ! Rejoignant Jacques TARDIF, on chemine vers les savoirs et non l’inverse. Ce processus ne peut faire sens que dans l’intersectorialité, l’interprofessionnalisé, l’interdisciplinarité, traduites sous la forme d’approches programmes construites autour de situations professionnelles, évaluées qualitativement, centrée sur des normes internes de l’agir, acceptées par leur probité et évolutives.

Le 4e niveau — peut-être le plus fécond et sans doute le plus déterminant — est celui du « commun », en rendant la parole aux patients et aux étudiants, les grands oubliés. Mettre en débat tous les niveaux de représentation, présupposés théoriques, tel est le premier pas à franchir.

Le 5e niveau, d’ordre axiologique, assurera que le curriculum permet le développement de la capacitation éthique fondé sur la responsabilité, l’assurance d’un processus représentatif et participatif pour tous (éthique organisationnelle, probité, mise à profit du conflit) et la preuve de la réflexivité.

 Faisons à présent un saut dans le futur avec la santé connectée et les technologies « prêt-à-porter » (Jacques TARDIF nous fait sourire en évoquant son futur pantalon connecté…), les algorithmes prédictifs et de nouveaux rôles pour le patient. L’étudiant de demain devra intégrer ces tendances agissant sur sa propre personne, en accordant une place prépondérante au patient en tant que membre de l’équipe soignante. Il sera nécessaire de confronter l’étudiant, dans le cadre de sa progression, à des problématiques complexes et mal définies, qui permettront de mobiliser les ressources justifiant de sa maîtrise des compétences attendues, évaluées et documentées de manière argumentée. Jacques TARDIF pointe une exigence : que l’étudiant justifie chaque décision de manière explicite par rapport à des connaissances supposées maîtrisées.

Mais les technologies numériques ne sont pas une fin en soi ni une panacée pédagogique. La dématérialisation des formations ne permet pas (dans nos facultés, du moins…) de savoir de quelle manière l’étudiant s’est approprié un contenu ni quelles sont ses difficultés à se les approprier. Or, c’est bien ce que vers quoi nous devons porter toute notre attention et nos actions. C’est donc à la fois par un appel à la vigilance et par un appel à se montrer audacieux collectivement que Jacques TARDIF clôt cette journée pédagogique. Gageons que la plupart de ses auditeurs, en particulier nos étudiants de master, feront partie de ces pionniers qui redonneront une véritable noblesse de cœur et d’esprit à la formation et à l’exercice des futurs professionnels de santé, sans laquelle la médecine et son personnel seront voués à une disparition certaine.

La soirée fut quant à elle organisée par le tout nouveau réseau Alumni en sciences de la santé, créé à l’initiative de quelques étudiants du master de pédagogie en sciences de la santé, sensibilisés à tous ces défis. Au programme figurèrent entre autres des échanges passionnants sur le thème de la collaboration interprofessionnelle, avec un angle d’attaque aussi pertinent que ludique. Merci à tous pour votre engagement lors de cette journée mémorable, achevée (merci au gong final…) grâce à vous sous un ciel étoilé de constellations favorables ! 

Il reste un long chemin à parcourir pour la majorité des formations, qui ne sont pas inscrites dans une dynamique de parcours de professionnalisation. L’une des difficultés réside dans la dissociation encore très prégnante entre connaissances et compétences. Il faut par ailleurs relever le défi d’une conception partagée de l’apprentissage et de la compétence, et mûrement réfléchir à la question de l’évaluation, qui fournit, on le sait, des données parfois peu fiables et fidèles sur le plan docimologique. Jacques TARDIF a franchi lors de cette journée un pas supplémentaire vers l’abolition des notes et son corollaire, la stratégie compensatoire. 

En vidéo : la conférence de Jacques TARDIF

En vidéo : la conférence de Florence PARENT